Sur tous les fronts

Le 15 avril 2022

Une volonté de puissance. Pousse-toi d’là que j’m’y mette. La guerre éclate. Les hommes sont réquisitionnés pour affronter la mort. Le bons et les méchants d’hier se retrouvent sous la même bannière (la roue tourne). Ou pas. À L’arrière, les affairistes s’affairent. La société, les rapports de force, les équilibres géopolitiques… Tout change. Rien ne change. Tout fout le camp. Sauf la peur. Et pourtant ça recommence.

Parce qu’elle dévoile brutalement les tensions intestines des populations et cristallise les haines et les peurs de nos sociétés, la guerre intéresse beaucoup le polar. D’autant que les blessures qu’elle inflige mettent un temps infini à cicatriser, quand elles ne restent pas des plaies béantes. Dans ce contexte chaotique, comment rendre la justice ? Quel rôle le détective peut-il avoir au cœur d’un conflit qui, chaque jour, charrie son lot de cadavres ? Pourquoi continuer ? Dans le sillage de la guerre, le polar tient le rôle du trouble-fête, dénonçant ces abattoirs absurdes, les civilisations autodestructrices, en hébergeant son quota de personnages hantés, héritiers de ces folies meurtrières collectives.

Dans cette newsletter #19 dédiée au polar et la guerre, je vous propose de nous arrêter sur les femmes et les hommes, détectives, flics, politiques, civils, militaires, déserteurs, anciens combattants, vétérans, salauds ou résistants… Tous ceux qui œuvrent au front en abordant les questions du meurtre, de la violence et du terrorisme en temps de guerre. Un sujet désespérément et éternellement d’actualité.

Laetitia

Rien que le nom

Coup de cœur pour le petit dernier de David Peace, Tokyo revisitée, qui boucle sa trilogie japonaise sise pendant l’occupation militaire américaine. Nous sommes en 1949. Comme point de départ, l’une des affaires les plus retentissantes du Japon moderne, digne de l’assassinat de Kennedy selon Peace : la mort mystérieuse de Shimoyama Sadanori, le président des chemins de fer japonais. Suicide ou meurtre ? L’homme, qui devait assumer le licenciement de 30 000 salariés du rail, était en danger, menacé. Construit avec un talent époustouflant, cette fiction ultra documentée se lit à plusieurs niveaux et trois époques. Telle une trilogie dans la trilogie. Écrit dans le style « David Peace », toujours aussi âpre, fiévreux et inimitable. Un immense roman noir. Une écriture habitée qui procure une expérience de lecture hors du commun.

Tokyo Revisitée (Tokyo Redux, 2021). Rivages / Noir (2022). Traduit de l’Anglais (Grande-Bretagne) par Jean-Paul Gratias.

Same old, same old

Le temps passe, les hommes trépassent, les guerres se succèdent et se ressemblent. Le polar, curieux et critique par nature, s’en fait le témoin privilégié. 

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On doit à l’auteur écossais Philip Kerr une Trilogie Berlinoise où Bernie Gunther, ex-commissaire de la police berlinoise devenu détective, cherche des coupables à une époque et dans un pays où des criminels de guerre sont à l'œuvre. L’Allemagne de 1936-38 et 1947. Une mise en perspective décrite à la hauteur d'un privé désabusé et courageux, à l’humour discrètement insolent, amené à croiser Heydrich, Himmler et Goering. Bernie est à l'Allemagne nazie ce que Marlowe est à la Californie de la fin des années 1930 : un homme solitaire, témoin de la noirceur de son époque. Ce point de vue tout à fait original nous ouvre la porte du quotidien des Allemands pendant les années brunes. Passionnant et instructif. Classique des classiques.

L'été de cristal (March Violets, 1989), La pâle figure (The Pale Criminal, 1990) et Un requiem allemand (A German Requiem, 1991). Réunis dans La Trilogie Berlinoise (Berlin Noir). Traduit de l'anglais (Grande-Bretagne) par Gilles Berton. Le Livre de Poche.

Adaptation très réussie de L'été de cristal en BD par Pierre Boisserie (scénario), François Warzala (dessin). Editions Les Arènes (2022).

Correspondant du « Monde » à Moscou, auréolé du Prix Albert Londres en 2019 pour sa couverture de la guerre en Ukraine, Benoît Vitkine nous offre avec Donbass un premier roman remarquable à bien des égards, nourri de son expérience de terrain. Un vrai roman noir aussi ne vous y trompez pas, avec des meurtres d’enfants perpétrés dans une petite ville, Avdiïvka, posée à quelques mètres de la ligne de front où la guerre se poursuit en sourdine. Ces crimes vont chambouler le fragile équilibre de cette communauté déjà au bord de la rupture. Un colonel de police déprimé, Henrik, ancien d’Afghanistan, totalement hors sol, mène l’enquête et, à travers elle, fait resurgir le destin de cette région sinistrée, autrefois économiquement dynamique. Une immersion nécessaire alors que l’actualité nous a depuis rattrapés. Après Donbass, qui évoque la routine d’une guerre fratricide vécue à hauteur d’homme, je vous recommande aussi son deuxième roman tout juste sorti, Les Loups, qui offre une autre dimension aux tensions actuelles. Car on y comprend l’Ukraine rêvée de Poutine, celle des oligarques corrompus et manipulables. Indispensables témoignages. Passionnant et impossible à lâcher.

Donbass (2021) et Les Loups (2022) de Benoît Vitkine. Éditions Les Arènes, collection Equinox. 

La Trilogie Benlazar se place au carrefour de plusieurs genres - policier, historique, espionnage, thriller – pour nous livrer une vision panoramique, documentée, et follement romanesque d’un phénomène crucial de nos civilisations : le terrorisme islamiste. Frédéric Paulin revient dans ce triptyque sur l’histoire du Maghreb et des réseaux terroristes, de 1991 à 2013, de la guerre civile algérienne aux attentats du Bataclan. Un récit épique du djihadisme européen, tout à la fois individuel et communautaire. Un récit choral, puissant, et parfaitement architecturé où une policière du Renseignement, une journaliste d’investigation, un militaire habitué des missions top secret et d’autres personnages encore sombrent corps et âmes dans le bain sanglant du terrorisme islamique. Une saga où la ruse, le sacrifice, la perversité et l’innocence tiennent à tour de rôle le haut du pavé. Pourquoi Benlazar au fait ? Du nom de l’agent de la DGSE, personnage récurrent de cette trilogie furieusement d'actualité qui mêle la petite histoire à la grande.

La guerre est une ruse (2018), Prémices de la chute (2019), La fabrique de la terreur (2020), Éditions Agullo. Trilogie récompensée par le Grand Prix de littérature policière.

Querelles de voisinage

Nul besoin d'aller chercher très loin, à l'extérieur, un ennemi pour déclencher une guerre. On peut très bien rester chez soi et se battre en famille. Les guerres civiles sont là pour nous le rappeler.

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La révolte gronde. Le Caire Confidentiel se déroule dans les 10 jours qui précèdent le soulèvement populaire place Tahrir. Ce film noir éminemment politique, très réussi, est une curiosité qui renouvelle et modernise le genre. Un polar égyptien qui plus est, fait rarissime qui le rend d'autant plus indispensable. Avec un acteur exceptionnel, à la gueule cassée et la présence incontestable. Le Caire donc, en janvier 2011. Une jeune chanteuse est assassinée dans une chambre d’un des grands hôtels de la ville. Notre capitaine de police revêche, démodé, dépassé, mais non (totalement) dénué de principes, enquête. Très vite, il subit des pressions pour classer l'affaire. Ce film noir dépayse et instruit comme rarement. Car il nous fait mieux comprendre la complexité d’un système politique égyptien à l’aube d’une rébellion historique. Rare et déstabilisant.  

Le Caire Confidentiel (The Nile Hilton Incident, Tamer El Said, 2017, Suède/Egypte). Film de Tarik Saleh. 1h51. Avec Fares Fares, Mohamed Yousry, Hichem Yacoubi.

’71, le premier film très abouti de Yann Demange, tient à la fois du thriller politique et du film de guerre. Nous sommes en Irlande du Nord, à Belfast très précisément, en 1971. C’est une ville en pleine guerre civile opposant violemment catholiques et protestants. Le gouvernement Britannique fait donner la troupe, fraîchement débarquée, pour une opération anti-émeute qui tourne vinaigre. Une bleusaille, isolée, va devoir passer la nuit en territoire ennemi. La nuit la plus longue de sa vie. Ne ratez pas cette expérience immersive qui traite du conflit armé opposant Irlandais du Nord et Britanniques, au cœur d’une Belfast embrasée. Mais on pourrait aussi bien se trouver en Irak, en Afghanistan, au Vietnam ou ailleurs tant le propos est universel qui scrute au plus près l’enfer de la guerre. 

’71 (Grande-Bretagne, 2014). Film de Yann Demange. 1h44. Avec Jack O'Connell, Paul Anderson, Sam Reid. Interdit aux moins de 12 ans.

Le cul entre deux chaises

Quelle serait notre posture devant l’obstacle (apparemment monstrueux) d’une invasion « en douceur », qui ne bouleverserait pas absolument notre vie quotidienne ? Quelle attitude adopter dans cet « entre-deux » ? Collaboration ou résistance ? Arte met en avant la série Occupied, sa coproduction de 2015 qui raconte l’occupation insidieuse de la Norvège par les Russes. Un thriller politique qui pose la question de l’engagement et du choix face au totalitarisme. Une fiction à (re)voir, éloignée du calvaire ukrainien, mais qui frappe par ses lignes de convergence et son acuité. Car, si l’on accepte l’hypothèse initiale (certes énorme), d’une invasion russe, soutenue par l’UE, pour faire main basse sur les exploitations de pétrole et de gaz norvégiens, on se laisse facilement embarquer dans cette troublante fiction qui remet au goût du jour les scénarios de la guerre froide, la complexité des relations géopolitiques et des enjeux climatiques. Les risques d’un totalitarisme rampant. L’ambivalence que peuvent soulever les notions de collaboration, de résistance, de terrorisme. Et nous rappelle que la paix n’est jamais gagnée, une fois pour toute. Et que les libertés ne sont pas acquises, ad vitam aeternam. CQFD.

Occupied (Okkupert, Norvège, Suède, France). 2015-2017, 2 saisons, 18x42 min. Une série créée par Erik Skjoldbjaerg et Karianne Lund, sur une idée originale de Jo Nesbø. Avec Henrik Mestad, Veslemøy Mørkrid , Ingeborga Dapkunaite, Eldar Skar, Anne Dahl. En streaming sur Arte jusqu'au 09/12/22.

Allons zenfants

Le der des ders est une adaptation magnifique, par Jacques Tardi, de l'univers de Didier Daeninckx, énôôôrme auteur qui aspire à redonner leur juste place aux oubliés de l’Histoire. À Paris en 1920, un ancien poilu reconverti en privé est engagé par un colonel multi décoré pour enquêter sur un maître chanteur. Quand la petite histoire rejoint la Grande, on y gagne la révélation d’un pan méconnu de cette guerre étrange des tranchées. Avec en prime les codes du roman noir : le détective, le mari trompé, la femme perdue, des enfoirés à la pelle, un flic à qui "on ne la fait pas", des meurtres et des révélations finales surprenantes. Où Tardi retrouve son terrain de jeu favori : le Paname de l'époque, ses voitures, ses quartiers, ses troquets, ses « petites gens ». Une ambiance nostalgique, piquée d'humour, qui caractérise l'univers singulier de notre duo.

Le der des ders de Jacques Tardi (dessin) et Didier Daeninckx (scénario), 1997, Casterman

Ciné-club en famille 

« L'Italie des Borgia a connu trente ans de terreur, de sang, mais en sont sortis Michel-Ange, Léonard de Vinci et la Renaissance. La Suisse a connu la fraternité et cinq cents ans de démocratie. Et ça a donné quoi ? Le "coucou" ! ». 

Cette réplique du Troisième Homme de Carol Reed, attribuée à Orson Welles, énoncée sur un ton d’une suavité effrayante, résume le cynisme abyssal de son personnage. Un monstre d’un genre nouveau, enfanté par une guerre qui a commis Auschwitz et Hiroshima. Nous sommes en 1949, dans la Vienne occupée par les troupes alliées mais divisée par la guerre froide, en proie à la misère, aux trafics en tous genres et à la paranoïa. Un écrivain américain débarque dans la ville en ruines pour retrouver son vieil ami Harry qui lui a promis un travail. Mais pas de Harry à la gare. Ni chez lui… Un air de cithare ironique et iconique. Une poursuite mémorable dans les égouts. La confrontation décisive dans une grande roue. Un noir et blanc somptueux, des cadrages de travers, le magnétisme de Welles, l’ironie et l’humour feutrés délicieusement britanniques. Un excellent film noir d’atmosphère, écrit par Graham Greene, dont le décor postapocalyptique dénonce à lui seul l’absurdité inhumaine de la guerre.

Le troisième homme (The Third Man, Etats-Unis, Grande-Bretagne, 1949). Film réalisé par Carol Reed. 1h44. Avec Joseph Cotten, Alida Valli, Orson Welles, Trevor Howard. Grand prix au Festival de Cannes 1949. Dès 10 ans.

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