L'ivresse des sommets

Le 29 avril 2022

"Mais il est nécessaire au prince de bien cacher le naturel de son caractère et d'avoir grande facilité à feindre et simuler. Les hommes sont si simples et obéissent si bien aux nécessités présentes que celui qui trompe trouvera toujours quelqu'un qui se laissera tromper. Gouverner, c'est faire croire." 

Machiavel - Le Prince

Quand les auteurs s’inspirent du côté obscur de la politique. Pour stigmatiser le cynisme du monde. Clamer haut et fort ce que beaucoup pensent tout bas. Dire et s’indigner de ce que des médias, soumis à l'obligation de produire des preuves, ne peuvent pas écrire. Mettre sur la place publique les maux et déviances de la politique. C’est ce qu’autorise le polar, genre inquiet par excellence où des auteurs militants peuvent y prendre le recul nécessaire pour dégager les structures des évènements. Dresser des portraits sombres de personnages politiques apparemment au-dessus des règles et de tout soupçon. S'attaquer aux coulisses du pouvoir, en dénoncer ses excès, ses tensions, ses mensonges et ses trahisons. Voire ses liaisons dangereuses ou douteuses avec le crime organisé, quitte à frôler la paranoïa ou la théorie du complot. Vaste terrain de jeu pour des auteurs engagés, souvent (très) à gauche, mais pas que.

Alors, tous pourris ? Le pouvoir peut-il s’exercer sans excès ? Les campagnes politiques font-elles de bons polars ? Toute ressemblance avec des personnages ou contextes politiques existants serait purement fortuite dans cette newsletter #20 consacrée au polar politique. Longtemps resté l’apanage des Américains, façon Sidney (Pollack et Lumet) ou Ellroy (Underworld USA), mais qui désormais n’épargne plus aucun continent où le roman noir s’attaque à la réalité politique pour en explorer les angles morts, les recoins sombres, gratter le vernis et donner la parole à ceux qui ne l’ont plus.

Laetitia

Tombés pour la France

Deux auteurs ont l’art et la manière de nous régaler de leur vision critique et sans concession (mais pas sans humour) du petit théâtre de la politique française. D’autres temps, d’autres mœurs ?

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Jérôme Leroy, le franc-tireur du polar, nous propose un ovni : Les derniers jours des fauves. Pas une uchronie, ni une dystopie. Plutôt un pas de côté pour proposer une traduction du réel, savoureusement critique. Dans une France éreintée par deux ans de pandémie et la crise des gilets jaunes, la présidente de la République Nathalie Séchard - 58 ans dont 26 de plus que son mari - décide de ne pas se représenter en 2022. Deux de ses ministres se portent candidats à sa succession : le ministre de l’intérieur Patrick Beauséant, issu de la droite dure, et Guillaume Manerville, ministre de l’Ecologie, venu de la gauche. La guerre des fauves peut faire rage. Entre réalité et fiction, Leroy nous offre un habile thriller politique, énergique et rythmé, où l’on prend plaisir à démasquer les personnages, aisément reconnaissables, de la macronie. Dans un jeu d’échecs à taille humaine, fictif, et pourtant totalement vraisemblable. Irrésistible. Drôle ! Et flippant.

Les derniers jours des fauves (2022) de Jérôme Leroy. La manufacture de livres.

De la corruption presque inhérente au pouvoir dans les démocraties modernes. De la dénonciation des rackets et autres détournements autorisés. Dominique Manotti, avec sa précision d’historienne, analyse les dérives produites par une convergence malsaine entre crime, élite et argent. Comme le souligne cet extrait d’un discours de François Mitterrand repris en ouverture de Nos fantastiques années fric : « L’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui écrase, l’argent qui tue, l’argent qui ruine, l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes. » Mise en bouche truculente pour ce récit sis en 1985 et qui dénonce l’affairisme aux manettes en cette fin de premier septennat dudit Président. Où l’enquête sur le meurtre d’une call-girl de luxe est l’occasion de suivre l’itinéraire d’un conseiller politique influent, mouillé dans toutes sortes de magouilles. Pas sûre que cette chronique acide nous réconcilie avec les mœurs politiques, mais on s’indigne autant qu’on se régale de ce polar très bien structuré, au style sec et épuré, mené sur fond de trafic d’armes et de compromissions gouvernementales.

Nos fantastiques années fric (2001) de Dominique Manotti. Rivages / Noir.

L'exercice de l'État

Est-il possible de gouverner honnêtement ? L’ivresse du pouvoir est-elle (in)évitable ? Est-il possible de garder les pieds sur terre et la tête au sommet ? Quelques indices pour vous. 

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Dès la scène d’ouverture, le ton, frénétique, est donné. On est jetés dans une agitation tous azimuts, invités à la table d’hommes politiques qui s’invectivent dans des dialogues qui fusent à 100 à l’heure. El Reino est un pur thriller qui bat au même rythme, syncopé et ultra rapide, d’une vie politique véreuse qui ne s’embarrasse pas de détails ou d’états d’âmes. Où Manuel López-Vidal, un homme politique influent dans sa région, se trouve impliqué dans une affaire de corruption alors même qu'il doit enfin entrer à la direction nationale de son parti. Sauve qui peut... Cette excellente chronique politique dénonce, de l’intérieur, une machine politique espagnole au service d'un pouvoir corrompu qui a perdu le sens de sa mission. Antonio de la Torre, filmé au plus près, incarne magnifiquement cet homme aux abois qui nous embarque sans ménagement dans sa course folle de la dernière chance. Du très grand cinéma. 

El Reino (Espagne, 2018). Film de Rodrigo Sorogoyen. 2h18. Avec Antonio de la Torre, Monica Lopez, Josep María Pou, Nacho Fresneda. Dès 15 ans.

Film d’espionnage ? Thriller historico-politique ? L’homme du président adopte un point de vue aussi original que stimulant sur un événement déterminant et controversé de l’histoire de la Corée du Sud contemporaine. Entre Séoul, Washington et Paris, on revit les 40 jours précédant le 26 octobre 1979, jour où le directeur des services de renseignements mit brutalement fin à 18 ans de règne autoritaire. 40 jours de lutte féroce entre conseillers avant que le président Park ne soit tué par son chef du renseignement Kim Jae-kyu, dont la motivation demeure obscure. Lee Byung-hun, héros énigmatique du film et star du cinéma coréen, apporte toute sa fièvre obsessionnelle à ce personnage historique mutique et mystérieux. Dans une mise en scène certes classique, mais élégante, feutrée, austère, à contre-courant des blockbusters coréens habituels (vous êtes prévenus !). Ce qui n’empêche pas une efficacité toute hollywoodienne dans certaines scènes clés. Cette chronique d’un drame annoncé se déploie dans une atmosphère de paranoïa sourde et généralisée. Étonnant et déstabilisant. Une curiosité.

L'Homme du président (Corée du Sud, 2019). Film de Woo Min-ho. 1h54. Avec Lee Byung-hun, Lee Sung-min, Kwak Do-won. 

Contre, tout contre

Bodyguard, thriller sur l’arrière-cuisine politique britannique post-Brexit, nous maintient sous pression tout au long de ses 6 épisodes ramassés. À l’image de la séquence d’ouverture, à couper le souffle. 20 minutes qui donnent le ton d’une série qui regorge de séquences spectaculaires, à la réalisation très efficace aussi bien dans les morceaux de bravoure que dans les scènes intimistes. David Budd, jeune vétéran de guerre, est affecté à la protection rapprochée de la ministre de l’Intérieur britannique, Julia Montague, dont il méprise la politique conservatrice. Argh, gros dilemme. Succès immense tout à fait mérité pour cette série écrite par le talentueux Jed Mercurio (Line of Duty). Dans un climat de suspicion généralisée, d’opacité de fonctionnement des institutions étatiques. Où les clivages se durcissent sous la pression de possibles attentats djihadistes qui nous questionnent sur ce qu'on est prêt à sacrifier en matière de libertés dans la lutte contre le terrorisme. Avec deux acteurs absolument convaincants, toujours justes dans l’expression de leur complexité. Du très bel ouvrage. Avec un petit arrière-goût de soap vénéneux assumé. Et pourquoi pas ?

Bodyguard (GB, 2018, 6 × 52 min). Une série créée par Jed Mercurio. Avec Richard Madden, Keeley Hawes, Gina McKee.

Gouverner, c'est faire croire

« Nous préférons être consolés qu’éclairés. Heureux qu’informés. » Moi, menteur écorne (euphémisme) le monde politique en général (et espagnol en particulier) à travers le personnage du brillant conseiller en communication du PDP, le parti gouvernemental. Une belle petite ordure qui sait manier le verbe comme personne pour couvrir toutes les malversations nécessaires à l’exercice du pouvoir. Ce bel équilibre vacille le jour où trois conseillers, sur le point de cracher le morceau, sont assassinés. Cette BD décortique les mécanismes de la communication politique ici décrite comme un mensonge organisé pour des médias qui, le plus souvent, ne prennent plus la peine de rechercher la vérité, au mépris des populations. Altarriba, écumant de colère, dénonce toute cette mascarade politique avec un humour qui fait très bien passer la pilule de ce roman graphique par ailleurs très dense. Une bien belle découverte. Le dernier volet d'une Trilogie du Moi consacrée aux classes dirigeantes et qui peut se lire indépendamment des précédents opus (Moi, assassin (2014) et Moi, fou (2018)) également très recommandables.

Moi, menteur (Yo, mentiroso, Espagne, 2021). Une BD d’Antonio Altarriba (scénario) et Keko (dessin). Traduit de l’espagnol par Alexandra Carrasco. Denoël Graphic. 

Ciné-club en famille 

OK, je vous l’accorde. Je pousse le bouchon du polar un peu loin. Mais pour se réconcilier (un peu) avec la politique avant de se quitter, rien de tel que de (re)voir Mr Smith au Sénat. L’un des chefs-d’œuvre offerts à la postérité par le grand Capra. Une fable parmi les plus ouvertement idéologiques de sa filmographie. Où Mister Smith (admirable James Stewart) est le naïf à l’œil neuf. Le boy scout aux valeurs sincères. Le brave type inoffensif qui vit encore chez maman. Le faire-valoir inexpérimenté que propulsent dans l’arène parlementaire des élus aguerris et calculateurs. Mr Smith arrive donc au Sénat. L’idéaliste ploiera-t-il face aux sénateurs fourbes, à la presse téléguidée, à une classe politique volontiers corrompue ? Réquisitoire drôle et féroce contre l'affairisme et la manipulation de l’opinion par une presse à la botte de ses élus locaux. Un petit miracle d’humanisme, émouvant et sincère. Ce fascinant théâtre humain demeure un vibrant hommage à la parole politique, honnête et droite, ferment de la vie démocratique. Parce qu'on a envie d'y croire. Un film magnifique réalisé en 1939, qui résonne toujours autant avec notre époque. Indispensable, dès 10 ans. Une fois de plus, merci Monsieur Capra.

Mr. Smith au Sénat (Mr. Smith goes to Washington, USA, 1939). Un film de Frank Capra. 2h04. Avec James Stewart, Jean Arthur, Claude Rains, Edward Arnold, Guy Kibbee, Thomas Mitchell.

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