Plaisir coupable

Le 3 juin2022

« Toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite ». Ou pas. Et de vous à moi, osons affronter l’inavouable. Vidocq, Hugo, Dumas, Balzac et les feuilletonnistes du XIXème siècle avaient tôt compris l’intérêt que le public portait aux dessous des « vraies » affaires. Nous sommes tous des voyeurs en puissance, coupablement attirés par le fait divers. Fascinés par son enchaînement, parfois horrible ou sordide mais toujours impressionnant, de péripéties inattendues et spectaculaires, improbablement réelles. Un fait divers qui s’entend comme larron en foire avec le polar, dès l’origine du genre, avec son lot de laideur : assassinats abjects, règlements de compte, bandits en cavale, cadavres au fond du jardin, scandales et sexe à (plus ou moins) gogo.

Et ce fait divers hissé au rang de littérature (noire, mais pas que), de connaitre aujourd’hui un engouement inédit. Enquêtes, reportages, roman de non-fiction, true crime, cold case … N'en jetez plus. Tout un foisonnement éditorial se développe où le réel s’invite plus que jamais au rayon polar. Comment expliquer ce phénomène ? Plus ou moins romancé, le fait divers devient prétexte à fouiller les maux de notre société. À jeter la lumière sur quelque-chose de plus grand, de plus intellectuel, de plus universel. Lorsqu’il n’est pas instrumentalisé pour détourner l’opinion publique des vrais enjeux, le fait divers, posé à la lisière de l’étude sociale et du roman historique, résume parfois à lui seul une période désenchantée, le basculement d’un monde à un autre. La part obscure de l’Histoire.

Notre newsletter #22 explore cette facette du polar où le réel nourrit la fiction qui le sublime. Suivons la trace de personnages hors normes, révélateurs d’une société, d’un malaise, des soubresauts du temps. Pour faire apparaître les fêlures d’un monde nettement moins apaisé qu’il n’y parait. Pas étonnant, dans ces conditions, faire que le fait divers fasse florès. CQFD.

Laetitia

Premier de cordée

Dans un style d’une rare perfection, Truman Capote inaugure avec De Sang Froid un nouveau genre, le true crime, qui influencera la littérature mondiale pour des décennies. Jusqu’à aujourd’hui. Une littérature du fait divers mettant en scène des personnages célèbres, sans les fards du roman à clé. Ici, le récit véridique du meurtre, sans mobile apparent, de quatre membres d’une famille de fermiers du Kansas par deux paumés. Impossible ? Pourtant Capote tente de justifier l’impensable, s’applique à redonner un nom aux victimes et un passé aux meurtriers. Un roman addictif et inédit, fruit de 6 années d'investigation, d’une rare densité, immense succès à sa sortie, qui devait apporter honneur et gloire à son auteur. Et qui signera aussi le début de sa fin. Ce sera son dernier roman.  

De sang froid (In cold blood, 1966) de Truman Capote. Traduit de l’anglais (américain) par Raymond Girard. Remarquablement adapté au ciné par Richard Brooks (1967).

Faites entrer le fait divers

L’horreur est à l’honneur dans l’univers des podcasts, un format audio qui va crescendo. Petite sélection de titres qui sortent du lot et des sentiers déjà bien battus (par Hondelatte, Drouelle et consors).

On se croirait dans un film noir, avec un casting 5 étoiles. Fin 2005, un homme disparaît. Son nom : Bernard Algret, dit « le Nantais ». Figure des nuits brestoises, mafieux, patron de bars interlopes. Sa fin tragique est l’un des derniers soubresauts d’un univers criminel méconnu et discret, le milieu nantais. Où l'on croise des personnages improbables tel José Antonio Freitas, "un mélange de Robert de Niro et de Joe Pesci". Dixit Thomas Rozec qui raconte en deux épisodes rondement menés, nourris de nombreux témoignages, la vie et la mort dudit Nantais.

La Nantes Connection. Reportage réalisé par Geoffrey Puig. Voix Thomas Rozec. 2x19/23 min. Programme B, sur Binge Audio.

Dans son excellente série documentaire, Espions, une histoire vraie, Stéphanie Duncan cherche à « essayer de comprendre un parcours de vie ; de croiser la grande histoire avec le destin d’un homme ou d’une femme ». De la Seconde Guerre mondiale à aujourd’hui, en passant par la Guerre Froide, la Chine de Mao et le combat contre l’État islamique, pendant trois saisons, on y découvre des histoires sidérantes de personnages de l’ombre dont les faits d’armes dépassent l’entendement. Le dernier épisode en date revient sur une figure héroïque du Mossad. Eli Cohen. L’espion qui aurait contribué à la victoire d’Israël sur la Syrie pendant la guerre des Six Jours (1967). À travers ses portraits et leurs légendes, se dessine l’histoire du monde. « Ces histoires d’hommes et de femmes assez incroyables racontent une histoire ; et ça raconte de l’Histoire ». Tout simplement fascinant.

Eli Cohen, héros israélien et bête noire des Syriens. 4ème volet audio de la série Espions, une histoire vraie de Stéphanie Duncan. Réalisation Fabrice Laigle. (FR, 3ème saison en 2022, 4x37 min). Une création France Inter.

À l’américaine, le podcast d’enquête En eaux Troubles revient sur le naufrage mystérieux du chalutier le "Bugaled Breizh", intervenu au large des côtes anglaises le 15 janvier 2004, entraînant les cinq hommes d’équipage par le fond. La justice française tranchait en faveur d’un non-lieu en 2016. L’accident de pêche était retenu par la justice Britannique en 2021. Mais les familles des victimes n’y croient pas. 18 ans après le drame, le cold case refait surface grâce à l’opiniâtreté d’Émilie Denètre et Adèle Humbert. Deux journalistes entêtées, qui, avec un œil neuf, reprennent minutieusement tous les éléments de l’enquête, décortiquent les milliers de pages du dossier d’instruction, explorent de nouvelles pistes, pour arriver à une conclusion bien différente de la thèse officielle. Passionnante relecture d’une investigation, « où le temps et la délicatesse dans les échanges font toute la différence » explique d’Émilie Denètre. Avec une réouverture de l’affaire à la clé. Good job!

En eaux troubles, sur Spotify. Écrit par Émilie Denètre et Adèle Humbert. Réalisé par Léa Chevrier. 6x 20 min. 

Bloody Halloween… Le 1er novembre 1984, trois enfants disparaissent à Montréal. Deux corps seront découverts alors que le troisième enfant restera introuvable. Ce fait divers jamais élucidé a traumatisé toute une génération. C’est un ex-policier français installé au Québec qui revient sur l’affaire 40 ans après les faits, dans Les enfants de novembre. Avec le ton juste, sans sensationnalisme ni effet de manche, mais avec détermination et humilité, sa contre-enquête tente de faire la lumière, parvient à ouvrir de nouvelles pistes, proposer des réponses inédites. Avec au bout du tunnel l’espoir d’une résolution pour des familles inconsolables.

Les enfants de novembre, dans la 3ème saison de L’Ombre du doute. Avec Stéphane Berthomet. Réalisation Cédric Chabuel. Radio Canada. 9x35 min.

Des hommes 

de bonne volonté

Dans la longue liste de polars true crime remarquables, j’en ai pioché deux parmi mes préférés. Où l’intérêt pour l’humain, le social, l'ambiance, priment. À la réflexion, plus que des films policiers, ce sont des films sur des policiers.

« Le héros est un inspecteur de campagne un peu voyou. Et c’est l’histoire de flics qui échouent. » dixit Bong Joon-ho, le réalisateur de Memories of Murder. Un chef-d’œuvre de film criminel et un grand film politique, inspiré d’un fait-divers, "les meurtres de Hwaseong", perpétrés en Corée du Sud entre 1986 et 1991. Non élucidés à l’époque, le film revient sur la traque du tueur de dames, dans une campagne pluvieuse et fantomatique. Il faut absolument (re)découvrir le deuxième long métrage qui posait les bases du style Bong Joon-ho (15 ans avant Parasites, surestimé à mon goût). Son amour pour les timbrés, les marginaux. Le goût pour le grotesque et l’absurde. Les ruptures de ton, passant du burlesque au terriblement sinistre. Le mélange des genres. Des acteurs d’une humanité bouleversante. Une œuvre majeure, annonciatrice d’une Nouvelle Vague venue de Corée qui allait imposer un style : élégant, trouble et violent.

Memories of murder (Salinui chueok, 2004). Film Sud-Coréen de Bong Joon-ho. 2h02. Avec Song Kang-ho, Kim Sang-Kuyng, Kim Roe-Ha.

Roubaix, une lumière est un film des plus singuliers, presque désespéré, qui cherche à débusquer l’humanité derrière les monstres. Dixième réalisation d’Arnaud Desplechin, figure de proue d’une nouvelle Nouvelle Vague dans les années 90, ce polar sensible est atypique au regard de ses œuvres précédentes plus portées vers l'intime. Un retour à sa ville natale qui passe par le remake fictionnel d’un documentaire relatant un fait divers sordide de 2002. À Roubaix, deux policiers, l'un expérimenté, l'autre novice, soupçonnent deux jeunes paumées d'avoir tué leur vieille voisine, pour un pactole chimérique. Un récit très noir, magnifique, suintant la misère de partout. Jusqu’à ce que Desplechin fasse le choix de s’écarter du réalisme documenté (à la Dardenne, autres nordistes fameux) pour faire entrer la lumière : Roschdy Zem, exceptionnel. Un miracle fait homme. Un flic devenu psychanalyste, par la force des choses et de son humanité. Un polar à la Simenon, humain et atmosphérique. Un coup de coeur. 

Roubaix, une lumière (2019), film français d'Arnaud Desplechin. 1h59. Avec Roschdy Zem, Léa Seydoux, Sara Forestier, Antoine Reinartz.

Mon ami le monstre

Richfield, riante bourgade de l’Ohio, dans les années 70.  Derf Backderf entre au collège et y fait la connaissance de Jeffrey Dahmer, un enfant solitaire au comportement un peu spécial (euphémisme). Les deux ados se côtoient jusqu’à la fin du lycée, puis se perdent de vue jusqu’en 1991, année où Dahmer aka « le cannibale de Milwaukee » fut arrêté. Condamné à 957 ans de prison pour avoir tué 17 jeunes hommes (je vous épargne les détails). Frissons rétrospectifs. Un classique de la BD où l’auteur, avant tout journaliste, a enrichi ses souvenirs d’ados de recherches documentaires et de témoignages pour dessiner le contour de ce destin funeste. Sans jugement, ni critique, ni censure. C’est une des grandes forces du récit. Avec un dessin carré ou rectangulaire qui peut surprendre mais dont l’aspect figé évoque totalement l’étrangeté et le mal être de cet ado en perdition.

Mon ami Dahmer (My friend Dahmer, 2013). Une BD de Derf Backderf. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fanny Soubiran. Fauve d'Angoulême prix Révélation 2014. Préfacé par Stéphane Bourgoin.

Ciné-club en famille 

J’ai un attachement tout particulier pour Le Corbeau, un chef-d’œuvre de méchanceté qui, 80 ans après, garde toute sa force. Un film au destin étrange qui connut une sortie triomphale avant d’être honni de tous et retiré des écrans à la Libération. Ouf, depuis, Le Corbeau est rentré dans l’Histoire du cinéma. Inspiré par l’Affaire de Tulle (dossier célèbre de grande foire à la délation des années 20), nous nous retrouvons à Saint Robin, « un petit village, ici ou ailleurs », en 1943. Une avalanche de lettres anonymes dénonce à la vindicte publique les notables du patelin. Très vite tout le monde se soupçonne et craint de devenir la prochaine victime du "corbeau". Dans cet immense film, noir et fiévreux, Clouzot y dresse un portrait cruel et terrifiant de la France de Vichy. D’une modernité tout à fait bluffante, il soulève frontalement des questions aussi impensables que la drogue, l’avortement ou l’adultère. Et pour sa seconde mise en scène (après L’Assassin habite au 21, 1942) Clouzot se révèle un véritable auteur de cinéma, avec déjà un ton, une coloration, un style, qui constitueront sa marque de fabrique. Et encore, je ne m'étends pas sur la performance des acteurs, tous remarquables, veules, couards, magnifiques, servis par des dialogues brillants. Clairement dans mon top 10.

Le Corbeau (1943). Film de Henri-Georges Clouzot. 1h32. Avec Pierre Fresnay, Ginette Leclerc, Héléna Manson, Pierre Larquey, Micheline Francey, Noël Roquevert.

Pour mettre à jour vos préférences ou vous désinscrire de cette liste, cliquez ici