Mortel management

Le 14 octobre 2022

« La raison pour laquelle Georges file ainsi sur le périphérique avec des réflexes diminués et en écoutant cette musique-là, il faut la chercher surtout dans la place de Georges dans les rapports de production. Le fait que Georges a tué au moins deux hommes au cours de l'année n'entre pas en ligne de compte. » Jean-Patrick Manchette en était le grand orfèvre : faire rimer romanesque et réflexion politique. En faveur d'un polar social et engagé qui a fait florès. Questionnant la place de l'humain dans le monde du travail. La pression psychologique exercée au profit d’une plus grande compétitivité.  Où l’on voit des auteurs s’emparer de certains ressorts indignes du monde professionnel (management agressif, dégraissage, licenciement, harcèlement…) pour imaginer des comportements humains déviants tels qu’ils prédominent dans le genre policier (convoitises, vengeances, luttes de pouvoir, goût du secret, complotisme, meurtres…). Pour dénoncer un système économique qui sait comment dissimuler son jeu, ses abus, ses injonctions délétères. Dans un souci d’explorer la diversité du quotidien des vécus sociaux, notamment populaires : situations de travail et de vie laminées par le chômage, la précarité et confrontées à la violence sous toutes ses formes.

Alors que la rentrée est plus que bien entamée, et que les injonctions de préserver notre Qualité de Vie au Travail se font toujours plus pressantes, il est opportun de se poser certaines questions qui fâchent. Ou pas. Ma vie pro a-t-elle un sens ? Suis-je comblé ? A la cool ? Toujours en vacances (comme JB le veinard) ? Plutôt sur la réserve ? Totalement déprimé ? Sous pression excessive ? En cas de coup de mou, cette Newsletter #26 dédiée au polar dans le monde du travail risque de vous achever. Car ce genre propose par essence une vision désenchantée, sombre voire tragique, de l’existence humaine, en tant qu’elle est corrélée à un contexte forcément contraignant, condamnant l’individu. Car le polar est crise. Elle est son objet, voire son sujet. Tout cela ne peut que mal finir.

Laetitia

Rien de personnel

Quand le chômage rend fou. Deux vétérans du roman noir américain en font le constat. Avec humour et irrévérence. Deux auteurs français aussi, avec moins de légèreté mais non moins de talent.

Le Couperet est le premier roman noir de l’horreur économique, celle qui réveille les pires instincts humains. Burke Devore, petite cinquantaine cossue, profite de la vie rêvée de la classe moyenne. Un joli pavillon, une femme au foyer, deux enfants et deux automobiles. Tout est beau dans le meilleur des mondes, jusqu’à ce qu’advienne l’impensable, ce qui n’arrive qu’aux autres. Le licenciement. Tout son univers bien rangé s’écroule. Il est prêt à tout (mais vraiment tout) pour retrouver son existence d’antan. Rédigé à la première personne, sans ornementations superflues, le livre propose une sordide promenade dans une Amérique jadis prospère et fait le constat amer d’un individu isolé qui sombre vers la folie en appliquant au crime ce sérieux et cette pugnacité qui, dans un monde meilleur, faisaient de lui un employé modèle. Un roman qui frise le génie tant il arrive à nous faire rire et nous oppresser dans le même paragraphe. Inclassable et indispensable.

Le Couperet, de Donald Westlake (The Ax, 1998). Traduit de l’anglais par Mona de Pracontal. Rivages / Noir. Adapté au cinéma par Costa Gavras (2005). Avec José Garcia, Karin Viard, Ulrich Tukur, Olivier Gourmet.

Iain Levison ne commet que de l’excellente littérature, populaire et exigeante. Traitant de sujets graves sur le fond et d’une confondante légèreté sur la forme.  La preuve en est déjà avec son premier roman, Un petit boulot. Une critique sociale radicale, drôlement ironique. Où Jake se retrouve sur le carreau. La seule usine de la ville a été délocalisée au Mexique, et lui, comme beaucoup d’autres, en a fait les frais. Son moral est au plus bas et son isolement extrême. Il est prêt à accepter n'importe quel job pour retrouver une raison de vivre. Tueur à gage ? Pourquoi pas. Avec sérieux et application, il s'attelle à son nouveau travail, pour qu'on soit fier de lui. Un polar social pour rire, parfaitement immoral, qui prend la défense des invisibles. Ou comment épingler l’Amérique de Georges W. Bush en pleine désindustrialisation tout en se fendant la poire. Truculent et revigorant.

Un petit boulot, de Iain Levison (Since the layoffs (2002), traduit de l'anglais par Fanchita Gonzalez Battle. Liana Levi. Adapté au cinéma par Pascal Chaumeil (2016) avec Romain Duris, Michel Blanc, Alice Belaïdi.

Entre naturalisme et chronique sociale, Fred est un polar d’ambiance, témoin de son époque. Dans une banlieue comme une autre, frappée par le chômage. Zones pavillonnaires délabrées, parkings de supermarchés déserts, terrains vagues, usine désaffectée... Des hommes confrontés à l’oisiveté, à la déprime, aux trafics divers et variés, prêts à tout (trop) risquer pour s’en sortir. Il est grutier au chômage. Elle est standardiste dans un labo et doit vivre avec les regards en coin de son patron. Un fait banal déclenche un engrenage infernal pour notre héros. Tout cela est conté de manière réaliste et factuelle, sans étincelles mais avec beaucoup d’humanité. Dans une atmosphère singulière et rugueuse. Un thriller social intense et maîtrisé. Avec le sourire de Clotilde Courau, la présence massive de Vincent Lindon, la nonchalance de François Berléand. Une petite pépite oubliée qui mérite qu'on s'y attache.

Fred, de Pierre Jolivet (1996). 1h20. Avec Vincent Lindon, Clotilde Courau, François Berléand, Stéphane Jobert, Roschdy Zem, Catherine Hiegel.

Premier roman d’un greffier devenu romancier (Nicolas Mathieu, futur récipiendaire du prix Goncourt 2018 pour Leurs enfants après eux), Aux animaux la guerre brosse un portrait choral très puissant sur fond de clap de fin de la classe ouvrière. Les Vosges, sous la neige et le froid. L’usine Velocia va fermer. Ce n’est pas tant qu’on l’aime cette usine, mais elle permet de faire tourner la baraque, de payer les traites et la maison de retraite de la mère (ou presque). Bref, quand le plan social tombe, c’est la peur du déclassement qui pointe son nez pour toute une galerie de personnages pris dans la tourmente. Colère des ouvriers licenciés, désespoir des familles, misère sociale, activisme syndical … Jusqu’au drame. Un premier roman ambitieux et très bien mené où certains chapitres m’ont fait frôler l’arrêt cardiaque.

Aux animaux la guerre, de Nicolas Mathieu (2014). Actes Sud. Adapté en série par Alain Tasma pour France TV. Avec Roschdy Zem, Eric Caravaca et Olivia Bonamy.

Le meilleur des mondes

Quand la science-fiction se penche sur le monde du travail... Une série et un film qu’il faut absolument avoir vu pour questionner certaines limites qu’on serait trop prompts à franchir.  

Votre métier vous obsède ? Vous rêvez de séparer radicalement vie pro et vie perso pour être peinards ? Regardez Severance pour réévaluer votre jugement… Une série dystopique de toute beauté, souvent absurde, parfois abstraite, pur produit d’une Amérique désenchantée qui ne croit plus à la réalisation de soi par le travail, aliénant et absurde par nature. Lemon Industries inaugure une procédure controversée qui consiste à opérer une dissociation (severance en anglais) des souvenirs personnels et professionnels de ses employés, par la pose d’un implant dans le cerveau. Créant deux individus dans un même corps. L’un incapable de se remémorer ce qu’il a fait durant sa journée de travail, l’autre limité à sa vie de bureau. (Fausse) bonne idée ? Soyez patient et vous apprécierez la progression de la narration vers toujours plus d’humanité, pour basculer dans le thriller social et saisir les réels enjeux de la série. Plutôt que dénoncer un système, on va partager l’expérience ahurissante des quatre personnages hors-norme qui vont devenir terriblement attachants. À priori imperméables, les deux réalités vont commencer à se parasiter, l’émotion à s’inviter par petites touches pour dessiner une aventure collective portée par une distribution de haut vol. Une série originale qui fera date. À classer parmi les toutes meilleures. La 2ème saison est d'ailleurs déjà dans les tuyaux.

 Severance, série créée par Dan Erickson et Ben Stiller, 9 x 50 mn, USA. Avec Adam Scott, Zach Cherry, Britt Lower, Tramell Tillman, John Turturro, Michael Chernus, Christopher Walken, Patricia Arquette. Création originale Apple TV. 

Véritable fable politique d’anticipation sur les fantasmes de pureté et leurs dérives fascisantes, Bienvenue à Gattaca est aussi un formidable récit d’imposture. Un thriller qui enserre les individus et leurs émotions dans la prison froide et clinique d’une société transformée en laboratoire. À Gattaca, la génétique a pris le pouvoir. Dans cette société parfaite, l’humanité est faite de deux castes, classées par qualité d'ADN, où seuls les « valides » comptent. Un monde où le progrès scientifique façonne une société eugéniste et inégalitaire, où l’élite est réservée à ceux qui peuvent s’offrir ce luxe. Les « invalides » ayant droit aux tâches subalternes. C'est compter sans l'ingéniosité et la détermination du jeune Vincent, bien décidé à exaucer ses rêves. Quitte à tricher, au péril de sa vie. Sans effets spéciaux ni gadgets, Andrew Niccol renouvelait avec éclat le film de SF. Un premier film qui est devenu un grand classique du cinéma d’anticipation. Un cauchemar élégant où la performance farouche et tendue d’Ethan Hawke, le dandysme désespéré de Jude Law et la fragilité d’Uma Thurman contribuent à l’image d’ensemble du film, terrifiante de beauté.

Bienvenue à Gattaca, d’Andrew Niccol (1997), avec Ethan Hawke, Uma Thurman, Jude Law, Ernest Borgnine, Alan Arkin, Gore Vidal. 1 h 43.

Indiana Jones au bureau

Jean Doux et le mystère de la disquette molle … Derrière l’apparente ringardise du titre se cache une improbable aventure fantastique en open space, burlesque et picaresque. Façon Jules Verne ou H.G. Wells. entre quatre murs. Dans les années 90, chez Privatek, une morne PME spécialisée en broyeuse à papier (ne partez pas !! vous allez voir, c’est top), Jean Doux (quel nom…) découvre par hasard une veille disquette des années 70, dissimulée dans un faux plafond. Que peut-elle bien contenir ? Débute alors la quête d’un Graal, hérissée de loufoques rebondissements. Le basculement de la vie bureaucratique, réaliste, vers le récit d’aventure fait tout le sel de cette BD en décalage permanent, pleine d’humour, et tout à fait réussie d’un point de vue suspens. Laissez-vous séduire par un imaginaire bourré de charme, peuplé de mondes parallèle insolites et de belles trouvailles visuelles. Dans un graphisme façon pixel qui peut surprendre, d’une très grande originalité. Ne passez pas à côté de cette curiosité qui remonte aux disquettes molles. Autant dire à l’âge de pierre. Déroutant et irrésistible ! 

Jean Doux et le mystère de la disquette molle, de Philippe Valette (2017). Éditions Delcourt. 

Ciné-club en famille 

Sur les quais est un film remarquable sur la dureté du monde ouvrier. S’il a suscité beaucoup de malentendus, si ses intentions demeurent obscures, il reste marquant d’un point de vue artistique tant il échappe à tout courant stylistique précis pour incarner une forme unique et singulière de réalisme lyrique. La prestation impressionnante de Marlon Brando finit de classer le film dans la catégorie des classiques à voir absolument. Boxeur, Terry Malloy s’est couché dans un combat truqué. Devenu docker, il a assisté sans intervenir à l’assassinat d’un collègue sur le point de dénoncer leur syndicat mafieux. Pas terrible… Mais en croisant le chemin d’un prêtre et d'une jeune femme dont il va tomber amoureux, le héros perdu aura une chance de se racheter. Voilà qui est mieux. Mais pour ce faire, il faudra qu’il se transforme en délateur. Gros cas de conscience. Et un sujet sensible pour Kazan, compromis pendant la Chasse aux Sorcières.  Très controversé à sa sortie en 1954, il nous reste à savourer aujourd’hui un film aussi intense qu’efficace, dense et dépouillé, couronné de 8 oscars. Dont celui du meilleur réalisateur pour Kazan qui deviendra le metteur en scène des sentiments confus, des élans bridés, des fidélités impossibles. 

Sur les Quais, d’Elia Kazan (On the waterfront, 1954). U.S.A. 1h46. Scénario Budd Schulberg, Malcolm Johnson. Avec Marlon Brando, Karl Malden, Eva Marie Saint, Rod Steiger, Lee J. Cobbs. Musique Leonard Bernstein. Noir et Blanc. Dès 10 ans.

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