Jusqu'au trognon ?

Le 13 mai 2022

« Détérioration morale ». « Putréfaction ». L’origine latine du mot corruption donne un premier indice (fort) sur la signification de ce phénomène vieux comme le monde, largement répandu et dont l’éventail des méfaits est aussi vaste que varié. Le chercheur Robert Klitgaard en élaborait une équation mathématique : Corruption = Monopole + Discrétion – Responsabilité. Transparency International en donne une explication plus pragmatique : « abus de pouvoir reçu en délégation à des fins privées ». On n'en finirait pas d'aller aux racines de la corruption. Elle est insondable. Sans doute consubstantielle au fonctionnement social. L’ancienneté du phénomène doit-il pour autant nous conduire à en tolérer le développement ? Car si la corruption est un mal qui naît partout où se mélangent argent et pouvoir, son niveau constitue un bon indicateur de la santé d’une civilisation. Et si corrupteur et corrompu font partie des plus vieux personnages de la comédie humaine. Leur dénonciation aussi.

Tout doux bijou. Pas si simple me direz-vous. Corruption ou service rendu ? Pot- de-vin ou sympathique pourboire ? Grande ou petite ? Nécessaire ou subie ? Donnant-donnant ou trafic en bande organisée ? Dans cette newsletter #21, nous traiterons de la corruption policière dans le polar en questionnant la limite floue séparant ce qui est vérolé de ce qui ne l’est pas. Le polar américain a longtemps été le champion incontesté de la dénonciation de ce phénomène complexe (Hammett, Ellroy, Winslow, Lehane, Lumet...), largement nourri par son actualité politique et sociale. Merci à la Prohibition, Black lives matter et j'en passe. Le spectacle de la corruption désormais mondialisé, surmédiatisé, a essaimé dans le polar sous toutes les latitudes. C’est dire comme le choix a été rude, la sélection forcément très imparfaite. Qu'à cela ne tienne, on pourra toujours y revenir. La corruption est éternelle. 

Laetitia

Mais que fait la police ?

Deux manitous sont passés maîtres dans la dénonciation du fléau qui nous occupe. Avec lucidité. En s’appuyant sur les faits, rien que les faits.

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Don Winslow est une référence de la littérature, au-delà du roman noir. Il dénonce des systèmes - politiques, judiciaires, policiers - malades, sans manichéisme, en se nourrissant d’une recherche documentaire en béton armé. Du très lourd. Très complexe. Très réaliste. Avec Corruption, on inhale l’atmosphère viciée de Manhattan, aux côtés d’un flic véreux qu’on n’arrive pas à détester complètement. En 18 ans de service, Denny Malone a eu le temps de dévier progressivement, un pas après l’autre. Pris dans l’engrenage des réseaux complexes de corruption où trempent les gangsters, les flics, la mairie, le bureau du procureur, le FBI… Pourtant il n’est pas entièrement mauvais. Et Winslow de nous montrer que la frontière est ténue entre le Bien et le Mal pour ces hommes et ces femmes qui luttent contre le crime, pied à pied, dans la rue, au risque de leur vie. Coincés entre des injonctions politiques contradictoires et la pression des médias. Ainsi, alors qu’on plonge dans les cages d’escaliers à leurs côtés, on ne peut s’empêcher d’admirer aussi ces héros du quotidien. Un roman qui secoue, qui choque, mais qu’on n'arrive pas à lâcher. 

Corruption (The force, 2017) de Don Winslow. Harper Collins/Noir (2018). Traduit de l’anglais (USA) par Jean Esch.

Deon Meyer, subtil observateur du système politique sud-africain, est un homme désespéré, et très en colère. Dans La Proie (2018) il dénonce, sans la nommer, la présidence calamiteuse de Jacob Zuma, pourtant issu des rangs de l’ANC, avant qu’il soit amené à démissionner après un règne entaché par les scandales (2009-2018). Son système corrompu voit la police, les élites de tous bords et les grandes Puissances – la Chine et la Russie de Poutine aux premières loges - capter toutes les richesses de l’Etat au détriment d’une population qui porte la culpabilité de cette trahison à l’égard de l’héritage de Mandela. Dans ces circonstances, comment trouver un sens à sa vie, à son travail ? Existe-t-il une possibilité de rédemption collective ? Telles sont les questions que nous pose l’auteur dans ce thriller d'espionnage de grande qualité. Un roman politique fort et courageux. À partir de 15 ans.

La Proie (Prooi, 2018). Gallimard (2020). Traduit de l'afrikaans (Afrique du Sud) par Georges Lory.

 

La zone grise

« Vous êtes formidable. Vous croyez que les gens sont tout bon ou tout mauvais. Vous croyez que le bien c'est la lumière et que l'ombre c'est le mal. Mais où est l'ombre ? Où est la lumière ? Où est la frontière du mal ? Savez-vous si vous êtes du bon ou du mauvais côté ? ». Pierre Larquey, Le Corbeau (1943, H.G. Clouzot). CQFD.

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Premier d’une trilogie, Infernal Affairs, tourné cinq ans après la rétrocession de l’ancienne colonie britannique à la Chine, a été et reste encore pour beaucoup, une porte d’entrée vers le cinéma hongkongais. Où le binôme aux manettes - Alan Mak & Andrew Lau - y redéfinit les contours d’un polar asiatique plus humain, moins froid, sachant alterner scènes d’action et passages contemplatifs. Nous sommes à Hong Kong au début des années 2000. La police et une triade se livrent une guerre sans merci. Avec un flic infiltré chez les truands et un truand infiltré chez les flics (vous me suivez ?). Le jour où police et mafia se rendent compte qu'une taupe s’est glissée dans chaque camps (vous me suivez toujours ?), tout s’accélère. Les deux hommes sont aussi les seuls à connaître leurs vérités respectives : personne ne sait, mais eux savent, et savent que l’autre sait (là je sens que je vous ai perdus). Un polar élégant et rythmé qui a gardé ma préférence face au fameux remake de Scorsese Les Infiltrés (The Departed, 2006). Un petit bijou de construction scénaristique. Le témoignage d’une époque qui tient toujours carrément la route.  

Infernal Affairs (Mou gaan dou, HK, 2002). Film hongkongais d’Alan Mak et Andrew Lau. 1h37. Avec Tony Leung, Andy Lau, Eric Tsang, Anthony Wong.

Une nuit est un film noir élégant et racé qui convoque l'esprit melvillien, privilégiant une ambiance à l’action. À Paris, un policier de la «Mondaine» effectue sa tournée rituelle des établissements de nuit lorsqu'il se rend compte qu'il est surveillé. Quelqu'un cherche à le piéger. La caméra, très mobile, suit au plus près ce personnage tragique (Roschdy Zem, impérial) dont on observe en direct le combat : comprendre la nature du piège qu’on lui a tendu. Se venger. Et tenter de sortir de la nasse. Il n’a que quelques heures pour y parvenir, avant que le soleil ne se lève. Cette chronique policière nocturne et mélancolique est une belle réussite. Alors que le genre tend habituellement à jouer la surenchère de violence, de rebondissements et d’effets spéciaux, Une nuit fait le choix de l’épure atmosphérique. Dans un éloge de la lenteur où l’action est ramassée dans une unité de lieu, de temps et d’action. Un film noir à l’angoisse diffuse. Réaliste et inspiré, documenté et prenant. Une très jolie surprise.

Une nuit (France, 2012). Film de Philipe Lefebvre. 1h40. Avec Roschdy Zem, Sara Forestier, Samuel Le Bihan, Grégory Fitoussi, Sophie Broustal, Richard Bohringer.

L. 627 ne ressemble à aucun autre film policier. Rarement le métier de flic aura été dépeint avec une telle acuité, un tel naturel. On y suit la vie d’un groupe de policiers de la brigade des stups, décrite du point de vue des enquêteurs, dans leur travail de fourmi quotidien. Avec ses investigations, ses découragements et ses espoirs. Et leur manque absolu de moyens. Ce film coup de gueule étonne encore par son réalisme nerveux. Par sa prise de position sociale et politique qui montre le sacerdoce des flics de terrain. Un brûlot social passionnant. Avec des acteurs émergents, bluffants de réalisme. Un grand Tavernier.

L.627 (1992, France). Film de Bertrand tavernier. 2h20. Avec Didier Bezace, Jean-Roger Milo, Charlotte Kady, Jean-Paul Comart, Lara Guirao, Nils Tavernier, Philippe Torreton. Et si vous vous posez la question, L. 627 fait référence à l'ancien article du Code de la santé publique français, qui prohibe la consommation ainsi que le trafic de stupéfiants.

Tout change. Rien ne change

20 ans après… The Wire est devenue une série culte. Et David Simon, avec son co-auteur George Pelecanos, reviennent à Baltimore pour ausculter l’ascension et la chute d’une unité d’élite gangrénée par la corruption : la Gun Trace Task Force. D’après La ville nous appartient (Ed. Sonatine), le roman-enquête de Justin Fenton, journaliste ayant sévi au Baltimore Sun. Un retour fort réussi. Dans un style fidèle à leur parti pris documentaire. En plaçant leur caméra au sein même de l’institution policière, We own this city, nous donne la mesure du coût politique et social de la guerre contre la drogue dans une ville malade de sa police, rongée par la came et le chômage, dans un contexte politique hautement inflammable. Une saisissante descente au plus profond d’une vaste entreprise de malversation. La boucle est bouclée. Sans grand espoir pour l’avenir.

We own this city (USA, 2022, 1 saison, 6x52 min). Une série américaine créée par David Simon et George Pelecanos. Avec John Bernthal, Wunmi Mosaku, Jamie Hector, Josh Charles. Sur OCS depuis le 25 avril.

Radicalement mauvais

À Sin City tout est blanc. Ou noir. Pas de gris, pas de nuances, pas de juste milieu ou d’indécision. Bienvenue dans la ville du crime, du vice, de la corruption. Bienvenue dans le cauchemar américain tel qu’imaginé par Frank Miller, l’homme qui a marqué l’histoire de la bande dessinée. L’artisan vénéré de la renaissance des Comics. Dans le 1er tome de cette série culte, Marv, un colosse vraiment laid, alcoolo et sérieusement atteint du ciboulot, est déterminé à venger le meurtre de la seule femme qui l’ait calculé. Goldie. Du très très lourd. Une fresque cynique et parfois ironique d’une société malade d’argent, de sexe et de pouvoir. Un voyage près des marges qui n’épargne ni les esprits ni les corps, suppliciés, défigurés, consommables. Une oeuvre dévorée par l’énergie de l’outrance et de la passion. C’est ce qui fait sa puissance. Une œuvre sans équivalent. Extrêmement sombre. Traitée dans un noir et blanc radical. Ça passe ou ça casse.  

Sin City (Sin City: The Hard Goodbye, 1991). BD de Frank Miller. Premier tome de la série qui en compte 7. Éditions Rackham (1994). Traduit de l’anglais (américain) par Lorraine Darrow

Ciné-club en famille 

À la faveur de Charlton Heston, ami et grand fan de Citizen Kane, Welles jouera et mettra en scène La Soif du Mal qui devait signer son grand retour à Hollywood après 10 années d’exil. Un film noir de veine a priori classique. Une voiture explose à Los Robles, près de la frontière américano-mexicaine. À bord se trouvaient l'homme d'affaires Linnekar et sa maîtresse. Vargas, un policier mexicain probe et juste (Charlton à la moustache) co-enquête avec le chef de la police locale, Quinlan, un homme pervers et corrompu (immense welles). Au milieu, une jeune épouse qui devrait davantage se méfier. Trop baroque, trop fou, trop dérangeant… Ce cauchemar américain rebutera le public. Universal fera ses propres coupes au montage, et Welles ne signera pas d’autres contrats de sitôt. Heureusement qu’il nous reste en héritage ce film politique exceptionnel dans lequel Welles le rebelle règle ses comptes avec le maccarthysme et dénonce la dérive droitière de l'État.  Chef-d’œuvre qui est aussi une merveille technique et esthétique. D’une audace de tous les plans. Jouant sur les plongées et les contre-plongées, les cadrages et les décors insolites. Pas une image qui ne soit sublime, dérangeante ou novatrice. Il vous suffira de visionner les 3 premières minutes et 10 secondes pour vous en convaincre. Dès 10 ans.

La Soif du Mal (Touch of Evil, USA, 1958). Film d’Orson Welles. 1h50. Noir et Blanc. Avec Charlton Heston, Janet Leigh, Orson Welles, Joseph Calleia, Akim Tamiroff, Marlene Dietrich, Joseph Cotten.

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